Evergétisme et Humanité
Effectivement on pourrait facilement imaginer une vaste coopération internationale, une grande union de tous les pays du monde oeuvrant vers le même objectif. L'Humanité au grand complet concentrant ses savoirs, ses compétences diverses, sa volonté, son énergie, mais aussi son argent dans un but commun, et non plus dans dans quelques égoïsmes narcissiques. Evidemment dans le cadre d'une telle union, tout à chacun contribuerait à son échelle, selon ses propres moyens, mais tout le monde apporterait sa pierre à l'édifice. On ne peut négliger une telle charge symbolique, pour la première fois dans l'histoire de l'Humanité un objectif pourrait fédérer tous les hommes ; canaliser les énergies vers un but véritablement positif qui permettrait d'exorciser les tensions internes.
J'aimerai dire que c'est un beau rêve, mais malheureusement non. Ce genre de foutaises ne peuvent que germer dans l'esprit d'hommes malades, qui cultivent avec acharnement la haine de soi, qu'ils ont troqués à tout forme de fierté, à part celle de leur propre destruction. Et qui ont fait un dogme de tout ce qui dégage l'idée de "multi"tude, multipolaire, multiculturel, multiprise, qui leur permet de se fondre dans un brouet leur rappelant le moins possible ce qu'ils sont.
Interrogeons-nous sur ce qui motive les hommes à entreprendre de si grandes aventures, à dépenser tant en ressources humaines et financières, à tendre leur volonté et leur énergie. Non, ce n'est pas simplement par soucis de faire avancer la recherche scientifique et l'étendue de nos connaissances sur l'univers, pas plus que l'idée de faire progresser gracieusement l'espèce humaine.
Rappelons-nous du jour où l'Homme, ou plus précisément l'homo americanus a marché sur la lune, il n'a pas déployé le drapeau onusien, celui de la communauté internationale, mais la bannière étoilée. Les américains n'ont pourtant pas négligés dans le même temps de revendiquer cette victoire comme étant celle de l'Humanité, on se souvient de ce mot resté à la postérité : "Un petit pas pour l'homme, un grand pas pour l'Humanité" qui avait été minutieusement composé à l'avance. Le message dégagé se veut une exaltation de l'Amérique et de sa réussite, qu'elle porte à travers elle pour toute l'Humanité ; vanité suprême.
D'ailleurs si nous examinons la période où la conquête spatiale a accompli ses plus grandes avancées, c'est-à-dire entre 1957 et la mise sur orbite de Spounik et le début des années 1970, avec l'année 1969 qui marque la conquête de l'astre lunaire, et l'apothéose de cette aventure spatiale, on ne peut en conclure qu'une chose, la rivalité est plus facteur de progrès techniques, et de développement de nos capacités qu'une entente qui se veut cordiale. Le moins que l'on puisse dire c'est que ces années d'intenses progrès furent loin d'être pacifiques, elles furent au contraire le point culminant de la guerre froide. La conquête spatiale devint le symbole de la lutte entre l'Union soviétique et les Etats-Unis, chacun voulant démontrer par ce moyen de prestige la supériorité de son modèle sur son rival. Ce qui donna lieu à un déployement de force assez disproportionné, dont l'enjeu était plus que jamais terrestre et politique, ce qui dans un contexte apaisé n'aurait jamais pû avoir lieu. Cette période d'émulation pris fin, par l'éclatante victoire américaine, l'Union soviétique échouant dans ses tentatives d'envoyer des sondes robotisées sur la lune. L'envoi d'hommes sur la lune se trouvant hors de sa portée, elle se rabattit sur le programme MIR, et les américains sur le projet de navette spatiale. Plus aucune avancée significatif n'eut lieu dans le domaine de l'exploration spatiale humaine, les budgets étant décidément trop démeusurés au vu de la réalité des nouveaux enjeux furent revus drastiquement à la baisse.
Ce fut le même esprit qui domina au Moyen-Age lors de la construction des cathédrales, en même temps qu'on affirmait sa foi, on faisait démonstration de l'opulence et de l'importance de sa ville qui envoyait par ce biais un message à ses rivales. Ce climat était propice à une véritable compétition, où l'exploit technique était recherché, ce qui permit de s'affranchir dans un élan de prospérité retrouvée des règles architecturales alors de mises, et de développer de nouvelles techniques pour donner la plus grande élévation possible à ces édifices, qui devaient absolument surclasser les précédents. Les cathédrales étaient à la fois sujet d'admiration, de prestige, de gloire et symbole de puissance pour ses constructeurs. On parle aussi dans le même registre d'esprit de clocher.
Ce qui fait le sens d'un engagement ce n'est pas seulement la réussite d'un projet qui se veut important, c'est aussi et surtout la victoire que cette réussite procure. Une victoire de l'Humanité est trop abstraite, elle n'a pas de visage, elle est impersonnelle ; personne ne se reconnait, c'est-à-dire s'identifie avec l'Organisation des Nations Unies. Pour qu'une victoire suscite l'intérêt, pour qu'elle soulève l'enthousiasme elle doit s'exercer contre quelque chose et surtout contre quelqu'un, ce doit être une affirmation de puissance. Il n'y a réellement rien d'exaltant à ce que plus de 200 pays, ensemble, permettent à l'Homme d'aller sur Mars. En réalité en raison des limitations techniques, seuls quelques hommes, sans doute de la nationalité des plus gros contributeurs, pourraient faire ce voyage, mais ce serait une bien piètre consolation. Imaginer le contraire, c'est comme imaginer un jeu où quelque soit les performances et les mérites des candidats, à la fin tout le monde serait désigné vainqueur, cela revient à dire qu'il n'y a ni vaincus ni vainqueurs, donc aucun intérêt ; la beauté du jeu ne pouvant pas combler le déficit d'enjeu. Une victoire n'est bonne que quand elle permet au vainqueur de démontrer sa supériorité sur ses adversaires.
Prenons un exemple, celui d'un alpiniste, il grimpe parce qu'il aime ce sport, la montagne, le sentiment de liberté ainsi que le danger omniprésent, l'ivresse des cimes, mais il grimpe aussi pour le sentiment de puissance que lui procure le fait de vaincre la montagne, de surmonter les difficultés tendues sur son chemin. Et plus ces difficultés seront nombreuses, plus l'exploit sera difficile à accomplir, meilleure sera la victoire. La victoire s'exerce bien entendu sur les éléments, ainsi que sur soi même pour avoir le sentiment de se surpasser, mais pas seulement, elle se fait aussi, et peut-être surtout sur les autres, sur les absents, sur tous ces hommes qui n'ont pas pû, qui ne peuvent pas, et qui ne pourront pas reproduire cette action. Personne ne se félicitera d'avoir gravit une colline que tout à chacun gravit régulièrement, il n'y a là aucun exploit, la victoire prend toute sa dimension dans la rareté, sinon dans l'unicité, dans la démonstration de ses performances qui se doivent d'être inatteignables. De même qu'aujourd'hui l'ascension du Mont-Blanc ou de l'Everest a perdu de son aura, du fait de la massification des alpinistes qui l'accomplissent.
Vient alors la grande question restée sans réponse : qu'est-ce donc que l'évergétisme ? Et plus encore, quel est le rapport avec la conquête martienne ?
L'évergétisme était une pratique qui avait cours dans l'Antiquité, à l'époque héllénistique et romaine. A une époque où l'imposition telle qu'on la connait aujourd'hui n'existait pas ; les revenus de la Cité n'étaient pas issus des contributions obligatoires qu'on aurait fait peser sur les citoyens la composant, ce qui aurait été perçu comme la pire marque de despotisme, mais de l'exploitation des terres, des mines... que possèdait la cité en son nom propre, et qu'elle mettait en valeur comme un agent économique, comme un individu qui doit lui même subvenir à ses besoins. D'autres revenus étaient apportés par les tribus des cités soumises qui devaient payer le prix de leur sujétion d'où l'intérêt d'une politique expansionniste, les citoyens qui enfreignaient la loi pouvaient être soumis à des amendes, ces sources de revenus étant complétées par la procédure de la leitourgia, où les citoyens fortunés supportaient les dépenses publiques sur leurs cassettes personnelles à tour de rôle. Exceptionnellement, par exemple en cas de guerre des impôts pouvent être votés annuellement, ceux-ci étant toujours temporaires.
Pour la conquête martienne, c'est le même principe qui domine. Personne n'aime payer ses impôts, on a d'ailleurs fortement tendance à frauder si cela est possible pour payer moins qu'on devrait, car l'impôt consiste à prendre autoritairement de l'argent à des individus, à le placer anonymement dans une ou plusieurs grandes caisses, dont l'attribution budgétaire dépendra des dirigeants politiques qui ont la charge du budget de l'Etat. Personne ne peut décider à quoi serviront exactement ses contributions obligatoires, on peut tout au plus espérer un peu naïvement que cet argent servira à construire des routes, des écoles, des hôpitaux, enfin des choses utiles.
Dans l'évergétisme rien de tel, c'est une action volontaire, le don émane de la volonté du notable qui peut ainsi affirmer son statut social. L'obligation n'est que formelle dans une certaine partie, le notable souhaitant avoir accès aux magistratures municipales doit montrer sa générosité, faire la démonstration de son "désintéressement", utiliser sa fortune dans l'intérêt général de la communauté. Entre ces notables se met en place une véritable compétition, poussant chacun à faire étalage de sa richesse, à dépenser plus que ces rivaux, pour acquérir plus de respectabilité, agrandir la masse de leurs partisans, citoyens qui continuent d'élire les magistrats sous un suffrage censitaire. Pour le notable plus que le rôle politique de ses évergésies, celles-ci lui permettaient de marquer l'urbanisme de sa cité, d'inscrire son nom dans le patrimoine architecturale qu'il laisse à la postérité, d'honorer sa famille et ses illustres ancêtres. Contrairement à l'impôt où les fonds sont administrés par autrui sans qu'on est aucun contrôle sur eux, là c'est lui qui décide de leur application, il peut ainsi agir à sa guise et offrir ce qu'il souhaite à la cité, même si sa contribution de prestige ne répond pas nécessairement aux besoins les plus urgents, au contraire il privilégie la magnifience. Dans un tel contexte les sacrifices consentis paraissent bien moindres, surtout que d'eux dépendent sa carrière politique. C'est pourquoi ces villes de l'antiquité se couvrent de temples, de portiques, de basiliques, de cirques, d'amphithéâtres, de stades, de bibliothèques, de colonnes, de statues et d'ex-voto...
Ce qu'il faut bien voir c'est qu'un voyage habité jusqu'à Mars demande la mise en oeuvre de moyens humains et financiers assez colossaux, un engagement politique long et durable. Ce qui signifie des sacrifices budgétaires, des privations, parce que les fonds investis dans un tel programme ne le seront pas ailleurs, tout cela pèse sur la communauté. Pour qu'elle accepte une participation aussi lourde, il faut que quelque part sous une forme ou une autre elle trouve une contrepartie qui justifie les privations qu'elle endure.
Une communauté ne peut que rechigner à l'idée de faire des efforts importants dont les gains qu'ils soient financiers, politiques et dans le cas qui nous occupe moraux ne lui reviendraient pas directement, mais se perdraient dans les dédales de la redistribution de parcelles de gloire. On ressent une fierté à être le peuple (et le seul) qui a envoyé un homme sur la lune, la gloire de la communauté rejaillit sur chacun de ses membres, parce que ces membres se reconnaissent dans la communauté dans laquelle ils vivent, ils trouvent son existence légitime. Un tel projet qui exalte la grandeur nationale en même temps qu'il flatte leur égo, ne peut que les enthousiasmer en même temps qu'on s'identifie à lui, de la même façon qu'une grande victoire sportive déclenche l'allégresse. Il ne faut pas négliger les gratifications morales dans l'attachement que l'on a pour son pays ou sa nation, qui devient alors un prolongement de soi même. On se souvient par exemple de Neil Amstrong paradant en cortège que les rues de New-York à bord d'une décapotable sous la liesse populaire après la réussite de la mission Apollo. Quand on est seulement un contributeur parmis tant d'autres qui a participé anonymement à l'accomplissement d'une oeuvre dans un cadre flou, on ne ressent pas ce niveau d'implication, et on tente de s'extraire de ses obligations, ou on s'en acquitte en trainant les pieds.
De la même façon que ces notables de l'antiquité, une population en vie est prête à s'investir dans une grande oeuvre qui symbolise sa réussite, et qui constitue une affirmation de sa puissance, et pour cela elle n'hésitera pas à déployer de vastes ressources. Etre les seuls à effleurer le rêve de toute l'Humanité est un excellent moyen de se mettre en valeur. Par contre comme ces riches français qui préfèrent s'expatrier vers des cieux à la fiscalité plus clémente, lorsque les prélèvements de richesse ne rejaillissent pas sur ses propriétaires, lorsque que cet argent est noyé dans la masse anonyme, et qu'on ne tire aucun honneur et peu d'avantage de sa contribution, on a tendance à rejeter un fardeau pesant qu'on juge inutile, ou tout simplement à ne pas l'accepter. La conquête spatiale comme bien des entreprises humaines ne peut que être l'oeuvre d'une partie de cette humanité, qui implicitement exercera sa domination symbolique sur l'autre partie ; ce qui ne manquera pas de créer de nouvelles tensions et de nouveaux affrontements. Voilà pourquoi un tel projet de conquête spatiale liant l'ensemble de l'humanité n'est pas concevable, il manquera toujours une extériorité humaine, un autrui sur qui exercer sa victoire pour qu'elle en vaille la peine.