dimanche, octobre 16, 2005

Staline avait raison

"La mort d'un homme est une tragédie. La mort d'un million d'hommes est une statistique."

Telles sont les sages paroles du Petit Père des Peuples, qui par leur concision comme par leur pertinence nous émerveille encore aujourd'hui. Disons que par son expérience pratique il eut tout à loisir l'occasion de vérifier leur véracité. Autant cela peut paraître atroce de relativiser à ce point la vie humaine, autant dans la réalité nous lui accordons bien peu d'importance.

Staline l'avait bien compris, et il s'en servit à son avantage. Il suffit de se remémorer l'affaire Rosenberg qui agita les années 1950, du nom de la famille juive et communiste Rosenberg vivant aux Etats-Unis. Le couple, Julius, bon père de famille, époux aimant et la douce Ethel, mère intentionnée, étaient parents de deux enfants qui en 1953 à la date de leur exécution par la chaise électrique étaient agés respectivement de 10 et 6 ans. Ils furent accusés (avec raison) d'avoir transmis des informations à l'URSS sur le projet Manhattan, celui de la bombe atomique américaine. Ils devienrent le symbole de la "dérive" des Etats-Unis, de cette "chasse aux sorcières" anti-rouges, du McCarthysme triomphant qui plongeait les Etats-Unis dans un climat "fasciste". A contrario les nobles époux Rosenberg, idéalistes, pleins de vertus, niant jusqu'au bout leur culpabilité, firent figures d'héros victimes de l' "hystérie collective". Les communistes lançant une campagne mondiale proclamant leur innocence en 1952, qui eut du succès, dénonçant par la même occasion l'antisémitisme présumé des juges. Sur la scène internationale nombre d'intellectuels et de politiques de droite comme de gauche réclamèrent leur grâce, en France l'écrivain catholique François Mauriac se laissent convaincre de l'innocence des accusés, le pape Pie XII lui-même implore la clémence. Tout cela pour dire que dans bien des d'esprits, encore aujourd'hui, les époux Rosenberg occupent plus de place que les goulags sibériens et leurs millions de victimes.

On pourrait se questionner, sur la raison qui pousse beaucoup d'entre nous à accorder plus d'importance à deux espions, qui trahissent leur pays pour un régime totalitaire, plutôt qu'aux hommes, femmes et enfants, autant de familles détruites victimes du communisme en URSS. Je crois que ce qui fait la différence d'appréciation d'un événement, c'est la connaissance qu'on en a, la personnalisation. On se sent tout de suite beaucoup plus impliqué par ce qui nous touche personnellement, que par les afflictions qui meutrissent des inconnus. Les malheurs qui nous frappent nous et nos proches, c'est-à-dire la famille, les amis, les personnes qu'on fréquente régulièrement comme les collègues de travail, mais aussi les gens qu'on respecte, qu'on admire, nous apparaissent comme bien plus importants que ceux des autres. Pourquoi ? Parce que nous sommes égoïstes et que pensons d'abord à nous, mais aussi par un phénomène d'identification. Il peut par exemple arriver qu'un preneur d'otage ne sente plus la force de passer à l'acte une fois qu'il connaît mieux sa victime, et qu'il s'est lié à elle. Quand on ne ressent pas de haine, il est plus facile de frapper un étranger qu'une personne devenue familière.

Les Rosenberg on connaît leur visage, la propagande communiste y a veillé. N'ont-ils pas l'air de braves gens, honnêtes, et surtout ne méritant pas de mourir ? On est entré dans leur quotiden, dans leur vie de famille, et on nous les a dépeint souvent sous un jour très favorable. Alors qu'on ne peut pas se représenter des millions de morts, c'est un nombre, certes important, mais sans âme, qui ne dégage pas d'émotion. N'ayant pas été directement au contact de ce drame, on ne peut l'imaginer, on doit souvent feindre l'affect pour respecter les convenances lors de moments qui se veuillent solennel. Il faudrait connaître chacune de ses personnes, qu'on nous conte leur vie, qu'on nous décrive les moments tristes qui l'ont endeuillés comme joyeux qui l'ont égaillés, pour qu'on se sente réellement concernés, impliqués. Peut-être vaut-il mieux tout simplement faire preuve de dignité, ainsi rendre hommage aux morts mais aussi respecter les vivants qui eux ont soufferts personnellement de ces événements.

Mais tout le monde ne s'y plie pas naturellement, quand on est jeune et qu'on manque peut-être un peu d'éducation, on ne perçoit pas les implications d'actes somme tout innocents. C'est ce qu'il est arrivé il y a quelques mois à quelques jeunes lycéens visitant le camp d'Auschwitz, ne se sentant pas troublés par la charge émotionnelle du lieu, ils crurent à propos d'engager une bataille de neige et de faire quelques plaisanteries vaseuses sur les victimes de ce génocide. Comportement qu'on doit bien qualifier d'inapproprié. Mais la responsabilité est largement partagée, ces voyages scolaires faisant la visite de camps de concentration ne devraient pas exister, c'est le genre de chose qu'on doit faire de soi même, après en avoir ressenti le besoin. Y emmener des jeunes qui ne se sentent pas concernés, par un épisode de l'histoire aussi évocateur pour eux que le massacre de la Saint-Barthélémy, est hautement irresponsable. Ils manquent de maturité pour comprendre que dans un tel lieu de mémoire, il convient de faire preuve de retenue, et de prendre les signes extérieurs de l'affection. La joie dans un tel lieu ne pouvant paraître que comme une provocation.

C'est cela que décrit avec talent Pierre Desproges dans L'Humanité :
"Et les gens qu'on ne connait pas, les doigts nous manquent pour les compter, d'ailleurs ils ne comptent pas. Il peut bien s'en massacrer, s'en engloutir, s'en génocider des milles et des cents, chaque jours que Dieu fait, avec la rigueur et la grande bonté qui l'a rendu célèbre jusqu'à l'Embaréné. Il peut bien s'en tronçonner des wagons entiers, les gens qu'on ne connait pas on s'en fout. Le jour du récent tremblement de terre de Mexico, le gamin de mon charcutier s'est coupé un auriculaire en jouant avec la machine à jambon. Et bien quand cet estimable commerçant évoque cette date, que croyez-vous qu'il lui en reste ? Etait-ce le jour de la mort de milliers de gens inconnus ? Ou bien était-ce le jour du petit doigt ?"

Ce que dit Desproges est vrai, dans une certaine mesure, mais un autre élément entre en ligne de compte dans la perception de ce genre d'événement : la notion d'éloignement de la menace. C'est-à-dire que lorsqu'on perçoit une menace comme étant lointaine, que ce soit à tort ou à raison, on a naturellement tendance à la concevoir avec détachement. Cet éloignement peut être géographique, culturel ou lié à l'éventualité de la menace. Par exemple on se sent généralement peu concerné par les inondations de grande envergure frappant le Bangladesh, pouvant faire jusqu'à plusieurs dizaines de milliers de morts, parce que notre mode de vie est très différent de celui des bengalis, que ce pays nous apparaît comme lointain, et que l'éventualité d'inondations aussi gigantesques dans nos contrées nous semble bien peu probable. De la même façon que le risque d'un tremblement de terre de forte amplitude en France ne nous rapproche pas des souffrances des habitants de Mexico. Une crainte commune rapproche les hommes. L'histoire personnelle de chacun a aussi une importance non négligeable, si vous avez réchappé à un attentat, les attaques terroristes postérieures, même lointaines, vous toucheront certainement plus que la moyenne de la population. Le facteur d'attachement à la communauté entre aussi en jeu, c'est pour cette raison que les médias s'intéressent plus facilement à un drame quand des individus de même nationalité sont concernés, et que ceux-ci recherchent avant tout à communiquer sur des compatriotes. L'inondation de la Nouvelle-Orléans, un naufrage sur le Danube se vivent à travers le sort des quelques français présents. Il ne faut pas négliger l'attachement que chacun ressent envers les personnes qu'il reconnait plus ou moins consciemment comme étant de sa communauté. Car quelque part, ils nous ressemblent, ça pourrait même être nous, on s'en sent d'autant plus proche. Les communautés peuvent aussi être choisie, l'expression de préférences personnelles, la charge émotive est la même.

Sans doute que les amoureux de l'Amérique se sont sentis très mal le 11 septembre 2001 en apprenant la nouvelle des attentats, mais ce n'est pas le cas pour tout le monde, je ne parle même pas d'anti-américains viscéraux, mais de gens normaux non-politisés. Je crois que ces individus se précipitant dans le vide pour échapper aux flammes d'une hauteur impressionnante, a marqué les imaginations. Cet épisode est de nature à pouvoir susciter le rire ; comme un cartoon. Evidemment si ces bons rieurs avaient été présent sur place, avaient sentu l'angoisse, le désespoir, le climat oppressant, et avaient vu le résultat de ces chutes, ils n'auraient sans doute pas du tout eu envie de rire. Même si la violence est aussi belle et bonne à contempler. Combien de fois chacun de nous a-t-il pû voir les explosions des deux tours ? Sans doute des dizaines ou des centaines, et cela pas seulement dans le seul but de nous informer. Le contexte tragique, les avions kamikazes, ces explosions violentes et si captivantes, l'effondrement des tours, le nuage de fumée qui envahit la ville, exercent sur nous une attraction. Les morts passent au second plan, cela devient un spectacle.

Nous voyons aussi souvent que la vie humaine ne prend subitement de la valeur, que comme moyen de servir un but politique. C'est ainsi que nombre de militants (nécessairement de gauche) se découvrent réellement une fibre humanitaire à l'occasion de combat contre l'impérialisme américain, le colonialisme israélien, le néo-colonialisme européen. Des drames ne les intéressant que très superficiellement, que ce soit des massacres, des génocides, des atteintes répétées aux droits de l'Homme, les exactions de régimes dictatoriaux, qui ne suscitant chez eux qu'une protestation de principe bien timide, deviennent une fois qu'ils peuvent être liés à un pays occidental un sujet de lutte politique de première importance. Ces moralistes hypocrites, n'hésitent pas alors à instrumentaliser la souffrance de ces peuples auparavant ignorés, pour inspirer l'indignation de nos populations sur nos hypothétiques fautes. Coupant cette réalité de son contexte chronologique, et analysant des situations qu'on ne peut comparer aux notres, avec notre grille d'analyse. Il en est ainsi par exemple du cas de la Rwanda, ou de l'Irak. A-t-on entendu beaucoup de protestations dans les milieux engagés contre le régime de Saddam Hussein ? Il semblerait que ces militants n'aient découvert l'existence des irakiens qu'au moment de l'intervention américaine, et que ce fut la condition sine qua non pour qu'ils soient été ému par ses afflictions. Qu'un massacre de population ait lieu loin de toute présence occidentale, et bien souvent toute ardeur combative se dissipera, à moins qu'on puisse lier cela sournoisement à notre passif colonial, au combat anti-capitalisme et alter-mondialeux...

Mais l'hypocrisie est souvent une nécessité, il en est ainsi par exemple quand un homme politique doit faire part de sa plus vive émotion à la suite d'un drame. Comment pourrait-il ressentir une peine particulière, être sincèrement atteint, par un malheur qui touche quelques individus inconnus ? Surtout quand il le fait à répétition. C'est une figure imposée, tout homme politique doit savoir feindre la tristesse, l'accablement, mettre son masque de clown triste sur commande et jouer la scène attendue. Un éclat de rire, ou une mine réjouie paraitrait définitivement inappropriée.

Les discussions sur la valeur de la vie humaine et de celle des masses anonymes nous conduit à la seconde guerre mondiale, qui par un phénomène de distorsion historique nous ramène régulièrement à l'épisode de la Shoah. L'horreur d'un génocide en pleine Europe, coeur de la civilisation, ayant marquée nos esprits. Il ne se passe pas une évocation de ce sujet, sans que tout à chacun se rêve résistant, sauveur de multitudes de juifs innocents qu'ils arracheraient aux mains nazies. L'étape suivante, une fois affirmé leur courage, découle naturellement sur la condamnation de la lacheté de nos pères. Finalement la seule chose véritablement importante n'est-elle pas de juger les morts, et de se convaincre par là même de notre propre valeur ?
Enfin, ces glorieux héros imaginaires, n'éprouvent généralement pas tant d'intérêt pour les drames de notre temps. Nous ne les avons pas vu mettre en oeuvre une très grande détermination pour sauver les tutsis rwandais, ou plus récemment les soudanais noirs du Darfour. Je doute même que beaucoup d'entre eux aient été empêché de dormir par ces génocides. Pourtant l'armée soudanaise n'occupe pas Paris... Mais ne soyons pas trop dur, l'intérêt vient rétrospectivement, sans doute condamneront-ils le génocide soudanais avec force avec 15 ou 20 ans. De toute façon, on sera jugé de la même façon que l'on juge. Les nouvelles générations ne manqueront pas de sanctionner notre apathie, notre indolence, notre mépris de la vie et de la souffrance humaine.

En définitif, la vie humaine ne vaut que ce que nous sommes prêts à lui accorder comme valeur réelle. Le chaton aimé de Maryline vaudra toujours plus à ses yeux que les files d'inconnus marchant vers une mort certaine. Certaines causes acquièrent plus d'importance que d'autres, même en matière de génocides il y a des gagnants, des massacres plus populaires que d'autres, indépendamment de leur importance réelle. Tout cela est affaire de proximité, de liens personnels qui nous unissent avec les victimes. La valeur de la vie humaine est relative, même si peu nombreux sont ceux qui acceptent de l'admettre.
- Vae Victis